À l’heure où l’on parle d’oncologie de précision plutôt que de traitement généralisé, le groupe Pierre Fabre poursuit une trajectoire résolument orientée vers la médecine personnalisée. Moins médiatisée que certains acteurs purement biotech, l’entreprise occitane, fondée il y a plus de 60 ans, n’en est pas moins l’un des leaders français à conjuguer ancrage pharmaceutique historique et investissements soutenus dans l’innovation thérapeutique ciblée.
Un héritage pharmaceutique au service d’une approche de plus en plus ciblée
Installé à Castres, le groupe Pierre Fabre a depuis longtemps cultivé une double identité : celle d’un laboratoire pharmaceutique majeur et celle d’un industriel territorial. Mais depuis plus d’une décennie, une certaine inflexion stratégique s’est opérée. Si les soins dermo-cosmétiques – avec des marques comme Avène ou A-Derma – constituent encore une part importante de son chiffre d’affaires, l’activité pharmaceutique, et plus précisément l’oncologie, est devenue un pilier stratégique central.
La création en 2015 de Pierre Fabre Médicament Oncologie n’est pas un simple rebranding. Elle symbolise l’ambition de bâtir une entité dédiée à l’innovation en cancérologie, avec une spécialisation croissante dans les thérapies ciblées et la biologie des tumeurs rares. Ce positionnement reflète une philosophie claire : identifier des niches thérapeutiques où les besoins non satisfaits demeurent criants, et y apporter des solutions différenciantes issues de la recherche translationnelle.
Des partenariats internationaux au cœur de la stratégie d’innovation
Si la R&D interne du groupe reste solide – avec son centre de recherche Biomédicament à Toulouse – l’un des leviers majeurs de la progression de Pierre Fabre en oncologie repose sur sa capacité à forger des alliances stratégiques. L’entreprise a su déployer une politique de licensing-in particulièrement active, misant sur des collaborations ciblées avec des biotechs innovantes, dans un esprit win-win.
L’exemple le plus marquant à ce jour reste le partenariat avec la biotech américaine Array BioPharma (aujourd’hui absorbée par Pfizer), autour du MEK inhibiteur binimetinib, qui a conduit à l’autorisation de mise sur le marché de Mektovi en association avec Braftovi chez les patients atteints de mélanome BRAF-muté. La commercialisation européenne de ces traitements a été confiée à Pierre Fabre, une reconnaissance de son savoir-faire et de son réseau.
Mais l’entreprise ne s’est pas arrêtée là. Depuis, elle a multiplié les accords :
- Une collaboration avec Boston Pharmaceuticals sur les tumeurs solides avancées, avec un focus particulier sur les inhibiteurs de kinase.
- Un partenariat noué avec l’espagnole Oryzon Genomics ciblant les cancers du sang via des inhibiteurs d’enzymes épigénétiques.
- Un accord avec la biotech coréenne LegoChem Biosciences, spécialiste des ADC (Antibody-Drug Conjugates), pour développer de nouveaux traitements dirigés contre les antigènes tumoraux spécifiques.
Cette logique de « biotech sourcing » permet à Pierre Fabre de conserver une agilité propre au modèle des biotechs, tout en capitalisant sur ses capacités industrielles et cliniques éprouvées.
Le prisme des tumeurs rares : un positionnement différenciant
Plutôt que de se confronter frontalement aux géants du secteur sur des indications hautement concurrentielles, la stratégie de Pierre Fabre repose en grande partie sur un ciblage intelligent des niches oncologiques. Sarcomes, cancers de la thyroïde, cancers colorectaux BRAF+… autant d’indications complexes, rares et souvent négligées par les Big Pharma en raison de leur faible prévalence.
Ce parti-pris se traduit par une implication particulière dans les essais cliniques sur les tumeurs rares, souvent en étroite collaboration avec les hôpitaux universitaires européens et les réseaux d’oncologie spécialisés. Un bon exemple est celui du programme COLUMBUS visant à évaluer l’efficacité de la combinaison Braftovi/Mektovi dans plusieurs types de tumeurs rares au-delà du mélanome.
Cette approche a également une résonance sociétale forte : en ciblant les « patients oubliés » de l’industrie pharmaceutique, Pierre Fabre se positionne comme un acteur à la fois innovant et humain, fidèle au legs de ses fondateurs.
Une dynamique de croissance soutenue par les chiffres
Sur le plan financier, l’activité oncologie – qui représentait moins de 10 % du chiffre d’affaires pharmaceutique du groupe en 2010 – pèse aujourd’hui pour près d’un tiers. En 2023, Pierre Fabre annonçait un chiffre d’affaires global de près de 2,7 milliards d’euros, dont environ 900 millions pour la division Santé, tirée par les performances des produits en oncologie.
Les marchés internationaux représentent également un levier de croissance clé. Outre l’Europe, Pierre Fabre a accéléré sa présence commerciale en Asie, notamment au Japon et en Corée du Sud, ainsi qu’en Amérique latine, grâce à des accords de distribution ciblés. La scalabilité de son portefeuille y est facilitée par la nature même des molécules ciblées, souvent éligibles à l’extension d’indications après résultats probants en monothérapie ou en combinaison.
Un pipeline en évolution constante
Au-delà des produits déjà sur le marché, le pipeline de Pierre Fabre illustre un engagement croissant dans les médicaments issus de la biologie des systèmes et des approches multi-cibles. Certains programmes actuellement en phase I/II s’intéressent à :
- Des inhibiteurs de kinase de nouvelle génération capables de contourner les résistances acquises aux thérapies actuelles.
- Des combinaisons thérapeutiques impliquant des molécules immunomodulatrices couplées à des agents ciblant le microenvironnement tumoral.
- Une diversification progressive vers les ADCs et les traitements dirigés par biomarqueurs prédictifs.
Cette approche holistique de la recherche, intégrant la bioinformatique, les modèles cellulaires avancés et un usage accru du séquençage, permet d’envisager des futures indications « tumor-agnostic », c’est-à-dire indépendantes de l’organe concerné, mais déterminées par l’altération génétique en cause.
Un ancrage régional qui fait la différence
À l’heure où certaines biotechs françaises cherchent à se délocaliser pour se rapprocher des grands hubs biotech américains ou asiatiques, Pierre Fabre fait figure d’exception. En maintenant le cœur de sa R&D dans la région toulousaine et ses infrastructures industrielles dans le Tarn, l’entreprise cultive un maillage territorial fort. Ce choix, loin de relever de la seule loyauté historique, répond aussi à une logique de souveraineté industrielle.
Le site de production de Pau, par exemple, sert de plateforme majeure pour la fabrication de principes actifs anticancéreux, avec une capacité de production certifiée par les principales agences réglementaires internationales. La proximité entre les équipes développement et production constitue alors un avantage logistique et stratégique, particulièrement dans les phases cliniques précoces et pour les traitements nécessitant un temps de fabrication réduit.
Un acteur discret… mais de plus en plus courtisé
Même si Pierre Fabre ne dispose pas de la notoriété médiatique de Sanofi ou d’acteurs purement biotech comme Innate Pharma ou MaaT Pharma, le groupe séduit de plus en plus les investisseurs institutionnels et les fonds spécialisés dans la santé. Plusieurs analystes ont salué l’évolution de sa stratégie “boutique”, soulignant sa capacité à se positionner avec pertinence dans un secteur hyperconcurrentiel sans surpromettre.
Avec une rentabilité saine, une politique de réinvestissement dans la R&D supérieure à la moyenne du secteur (près de 20 % du chiffre d’affaires santé), et une ouverture grandissante aux partenariats, la division oncologie de Pierre Fabre s’impose désormais comme un partenaire crédible, agile… et particulièrement bien préparé aux défis de la médecine personnalisée de demain.
À l’heure où les plateformes thérapeutiques multiplient les innovations, et où l’IA commence à s’immiscer dans la découverte de cibles oncologiques, le groupe tarnais semble avoir misé sur le bon modèle : celui d’une biotech pharmaceutique, enracinée localement, connectée globalement, et déterminée à faire de chaque mutation un chemin thérapeutique.