Une stratégie d’ancrage européen renforcée
Boehringer Ingelheim, l’un des groupes pharmaceutiques les plus anciens et les plus discrets d’Europe, n’en finit plus d’étendre ses tentacules dans l’écosystème biotech. Très actif depuis plusieurs années sur le front du partenariat avec les startups, le laboratoire allemand affiche désormais une volonté claire : miser davantage sur les jeunes pousses françaises et européennes pour alimenter son pipeline d’innovation, en particulier dans les domaines de l’oncologie, de l’immunologie et des maladies rares.
À travers des prises de participation stratégiques, des collaborations co-développées ou des programmes d’accélération, Boehringer Ingelheim s’impose progressivement comme un partenaire privilégié pour les biotech early-stage mais aussi pour les structures matures en quête de scaling industriel.
Une présence déjà bien implantée dans l’écosystème français
La France n’est pas un territoire nouveau pour Boehringer Ingelheim. Présent historiquement sur le marché vétérinaire, le groupe a opéré ces dernières années une montée en puissance progressive sur le segment pharma humaine. Avec une R&D internalisée mais aussi une capacité à gangrener un foisonnement d’innovations externes, l’entreprise familiale mise sur une complémentarité assumée entre internalisation et open innovation.
En 2022, le partenariat entre Boehringer Ingelheim et la biotech nantaise Inotrem, spécialisée dans la régulation du système immunitaire, a ainsi fait office de signal fort. L’accord, structuré autour d’une option d’achat post-validation clinique, porte sur un développeur ciblant le récepteur TREM-1 dans le traitement du sepsis. Un choix stratégique, pour un domaine encore peu exploré, qui vient étoffer l’expertise de Boehringer dans les maladies inflammatoires et critiques.
Accelerator, corporate venture, licensing : une stratégie multi-canaux
La stratégie d’innovation externe de Boehringer Ingelheim repose sur trois piliers opérationnels :
- Le Corporate Venture Capital via Boehringer Ingelheim Venture Fund (BIVF), doté de plus de 300 millions d’euros, qui prend des participations dans les biotech early-stage à fort potentiel.
- Le co-développement et les accords de licensing, plus classiques, qui permettent au groupe d’intégrer dans son pipeline des solutions issues de recherches académiques ou de startups matures.
- Boehringer Ingelheim BioXelerator, un programme d’accélération lancé récemment pour soutenir directement l’émergence de projets biotech prometteurs à l’échelle préclinique, notamment sur le sol européen.
Ce triptyque permet au géant allemand d’être présent dès les phases amont, tout en conservant une capacité d’intégration industrielle aval. Une approche qui se démarque d’autres big pharmas encore focalisées sur les late-stage deals moins risqués, mais aussi moins différenciateurs.
Des investissements ciblés dans l’innovation de rupture
Le portefeuille du Boehringer Ingelheim Venture Fund mérite en lui-même l’attention. Parmi les startups françaises récemment soutenues :
- ABX-CRO (Strasbourg) : spécialisée dans l’évaluation préclinique pour les thérapies oncologiques, cette société a bénéficié d’un financement ciblé pour mutualiser des capacités de screening avancées que Boehringer souhaite à terme intégrer au sein de sa plateforme interne.
- Tridek-One (Paris) : développant des anticorps modulateurs du système immunitaire inné via le ciblage de récepteurs CD31, ce bijou deeptech a attiré l’attention de plusieurs investisseurs stratégiques dont BIVF dans un tour de table de 16 millions d’euros en 2023.
- Mnemo Therapeutics (Paris/Saclay) : spin-off de l’Institut Curie, cette entreprise développe des immunothérapies de nouvelle génération. Boehringer est en veille active sur Mnemo, dont la technologie Epigenetic Reprogramming Platform (ERP) alimente de nouveaux espoirs en immuno-oncologie.
Ces choix ne doivent rien au hasard. Ils illustrent à la fois l’orientation vers des domaines à fort besoin médical non satisfait et la recherche de technologies clivantes, en phase avec les ambitions stratégiques du groupe allemand à dix ans.
Une logique collaborative valorisée
Dans ses prises de parole, Boehringer Ingelheim insiste régulièrement sur l’importance de la co-création. Le groupe affirme vouloir dépasser la simple logique financeur/startup pour instaurer des collaborations bilatérales sur le long terme. Un vœu pieu ou une vraie méthode ?
Les retours du terrain tendent à confirmer un changement de paradigme. Dans le cas du partenariat avec Libera Bio, une biotech rennaise travaillant sur des nanoparticules ciblant les thérapies anti-cancéreuses intracellulaires, une task force conjointe a été montée dès le premier mois suivant la signature. Objectif : moduler le design préclinique pour répondre aux standards de développement de Boehringer, tout en adaptant les process internes à la souplesse d’une startup.
Selon les dirigeants de Libera Bio, cette collaboration a significativement réduit les allers-retours réglementaires et permis de gagner plusieurs mois sur le calendrier R&D, grâce à une orientation dès l’origine vers les jeux de données attendus par les agences sanitaires.
Un signal fort pour l’attractivité de la biotech européenne
Au-delà de son propre agenda, l’activisme de Boehringer Ingelheim en France et en Europe envoie un signal rassurant à l’écosystème. À l’heure où la majorité des deals biotech se conclut encore majoritairement aux États-Unis, voir un labo non anglo-saxon miser aussi massivement sur les capacités d’innovation européennes est une bouffée d’oxygène.
Les récents propos de Michel Pairet, membre du Comité Exécutif en charge de l’innovation chez Boehringer, confirment cette tendance : « L’Europe est un vivier d’idées exceptionnel. Ce qui manque parfois, c’est le soutien industriel et la capacité de portage jusqu’aux phases cliniques. C’est là que nous voulons être utiles, à moyen et long terme. »
Ce positionnement contraste avec certains concurrents qui opèrent une veille passive sur le vieux continent mais centralisent encore la majorité de leurs deals opérationnels aux États-Unis ou en Asie. Boehringer cherche ici à se distinguer par une proximité géographique et culturelle qui facilite la collaboration et la valorisation rapide des projets.
Une dynamique à surveiller de près pour les startups françaises
Pour les fondateurs de biotechs françaises, la dynamique actuelle représente une opportunité stratégique. Travailler avec Boehringer peut signifier bien plus qu’un simple apport de capital : c’est accéder à une infrastructure réglementaire robuste, à des plateformes technologiques intégrées et à des circuits de décision courts, souvent appréciés dans les partenariats à taille humaine.
Plusieurs incubateurs tricolores, notamment Biolabs Paris-Saclay et Angers Technopole, rapportent une augmentation notable des sollicitations de la part d’équipes scouting de Boehringer depuis 2023. Parmi les attentes explicites du groupe figurent :
- Une maturité scientifique solide même en phase early-stage
- Un alignement sur les grands axes thérapeutiques prioritaires (immuno-inflammation, oncologie, fibrose)
- Une transparence sur les milestones de progrès cliniques
Un mot d’ordre semble dominer : pas de chasse au blockbuster, mais un soutien granulaire aux innovations qui, cumulées, pourront faire émerger les thérapeutiques de demain.
Et demain ? Une montée en puissance attendue sur les thérapies géniques et cellulaires
Si la majorité des partenariats à ce jour concernent les thérapies ciblées ou les approches immunologiques classiques, Boehringer Ingelheim commence à se positionner plus résolument sur les thérapies avancées.
En 2024, une poignée d’indications laissent entrevoir un recentrage stratégique sur les thérapies géniques et cellulaires. Des discussions exploratoires sont en cours avec plusieurs acteurs européens actifs dans le domaine des cellules souches induites (iPSC), du CRISPR et des vecteurs AAV de nouvelle génération. Un virage que le groupe pourrait officialiser lors du prochain BIO-Europe, où il prévoit d’annoncer plusieurs nouveaux programmes coopératifs transfrontaliers.
Pour les biotech françaises positionnées sur ces segments, c’est peut-être le moment opportun pour initier des discussions – à condition de ne pas tomber dans la surenchère sans vision claire. Ce que Boehringer recherche, ce n’est pas la lune, mais la crédibilité scientifique alliée à un storytelling industriel cohérent.
Loin du feu médiatique de certaines Big Pharma, le groupe familial allemand tisse patiemment sa toile. À la fois discret et influent, Boehringer Ingelheim continue d’élargir son empreinte dans l’écosystème biotech européen. Pour bon nombre de jeunes entreprises, ce pourrait bien être une chance à ne pas manquer.
