Le géant français des gaz industriels Air Liquide a récemment annoncé un renforcement stratégique dans le secteur des gaz médicaux appliqués à la bioproduction. Une initiative qui n’a rien d’anodin : dans un contexte de croissance soutenue de la bioindustrie — dopée par la montée en puissance des thérapies avancées et de la production de biomédicaments —, la maîtrise fine de l’environnement de culture cellulaire devient un facteur clé. Les gaz, autrefois considérés comme de simples commodités, s’imposent aujourd’hui comme des éléments à haute valeur ajoutée dans la chaîne de valeur biopharmaceutique.
Une volonté assumée de monter dans la chaîne de valeur
Air Liquide Santé, la division dédiée aux activités médicales du groupe, franchit une étape décisive avec le développement de nouvelles gammes de gaz ultra-purs spécifiquement conçus pour les procédés de bioproduction. L’entreprise a investi dans des infrastructures adaptées à la fourniture contrôlée de CO2, d’azote et d’oxygène pharmaceutiques, avec pour ambition de répondre aux exigences strictes de la culture cellulaire et des environnements GMP (Good Manufacturing Practices).
« Les gaz médicaux destinés à la bioproduction vont bien au-delà d’un simple apport de matières premières. Ils contribuent directement à la qualité, à la sécurité et à la reproductibilité des procédés », affirme Frédéric Oudéa, Directeur Général du groupe Air Liquide, lors d’un point presse organisé en mai dernier à Lyon. « L’enjeu, c’est de passer du statut de fournisseur à celui de partenaire technologique des industriels de la biopharma. »
Une vision en phase avec les attentes du secteur, où la nécessité de produire vite, proprement, et à coût maîtrisé met sous tension toute la chaîne logistique. Air Liquide s’inscrit ainsi dans une dynamique plus large observée chez les acteurs historiques de la chimie et des gaz industriels, qui cherchent à sécuriser leur position dans les maillons critiques de l’écosystème santé.
Un marché en forte expansion porté par la biotech
Selon une étude de Markets and Markets, le marché mondial des gaz médicaux destinés à l’industrie pharmaceutique devrait atteindre 9,3 milliards de dollars d’ici 2027, avec un taux de croissance annuel moyen de 7,2 %. Un chiffre à mettre en lien avec la multiplication des sites de bioproduction, en particulier en Europe, aux États-Unis et en Asie-Pacifique. Une part croissante de cette production est aujourd’hui liée aux biomédicaments, aux thérapies cellulaires et géniques, et à la recherche en immuno-oncologie.
Dans ce contexte, les bioprocédés deviennent de plus en plus complexes, notamment en ce qui concerne le contrôle strict des paramètres physico-chimiques des bioréacteurs. Le rôle des gaz (et en particulier du CO2 et de l’oxygène) s’avère crucial pour stabiliser le pH, réguler l’oxygénation et garantir la viabilité cellulaire. Ce niveau d’exigence s’étend désormais aussi au contrôle de la traçabilité et à la conformité réglementaire, d’où l’intérêt croissant pour des solutions certifiées pharmaceutiques.
Air Liquide, déjà présent dans plus de 90 pays, mise sur ce virage stratégique pour transformer une activité historiquement logistique en un levier de croissance à forte marge. L’entreprise cible plus spécifiquement les CDMO (Contract Development and Manufacturing Organizations) et les biotechs en phase clinique, pour qui l’accès à des consommables de qualité pharmaceutique est un vrai enjeu.
Une réponse à la pression réglementaire croissante
En France comme à l’international, les normes encadrant la fabrication de médicaments biologiques se durcissent, poussant les producteurs à adopter une approche plus rigoureuse dans la sélection de chaque composant impliqué dans la chaîne de fabrication. Cela inclut aussi les gaz, jusqu’ici souvent considérés comme des éléments secondaires.
« Les autorités de santé demandent désormais une fiche pharmaceutique complète, des certificats d’analyse, une documentation sur les conditions de transport et de stockage, ainsi qu’un contrôle qualité continu garantissant la pureté du gaz », explique Marc Benichou, responsable Qualité chez Air Liquide Healthcare. « Nous avons donc adapté notre chaîne d’approvisionnement et nos outils digitaux pour offrir une traçabilité complète et des lots homogènes conformes aux exigences GMP et aux normes pharmaceutiques européennes. »
Cette exigence bénéficie à Air Liquide, qui peut capitaliser sur son expertise historique en cryogénie médicale, en logistique sous atmosphère contrôlée et en fourniture hospitalière pour construire une offre premium à destination des laboratoires biotech. Une façon aussi de s’insérer dans les critères ESG des clients, de plus en plus attentifs à la durabilité des fournisseurs.
Des investissements ciblés dans les infrastructures
Pour répondre à la demande croissante, Air Liquide a engagé un plan d’investissement de plusieurs dizaines de millions d’euros sur ses sites européens, notamment dans ses centres de production de gaz pharmaceutiques en Allemagne et en France. Ces sites ont été renforcés en capacités de purification, de remplissage et de conditionnement selon les standards de la pharmacopée européenne.
À Strasbourg, un nouveau centre de distribution a été inauguré en début d’année, avec des lignes dédiées à la mise en bouteille aseptisée et au suivi digitalisé des chaînes de production. Objectif : garantir une livraison sécurisée et un conditionnement adapté aux nouvelles contraintes des sites de bioproduction, souvent enclavés ou répartis en salles blanches modulaires.
Ces plateformes sont également interconnectées avec le système digital global d’Air Liquide, AL Connect, qui permet à ses clients biotech de suivre en temps réel les flux de gaz, les niveaux de pression, ainsi que les alarmes qualité. Une fonction particulièrement attendue par les fabricants de médicaments en condition de qualification réglementaire ou en pré-soumission FDA et EMA.
Vers une offre intégrée pour les biotechs et CDMO
L’avenir du gaz médical dans la bioproduction ne se limite pas à la simple fourniture. Air Liquide ambitionne de proposer un service « plug and play » aux startups biotech et aux CDMO, incluant :
- Le conseil en sélection des gaz selon la nature des cellules (CHO, HEK293, iPS, etc.)
- La fourniture de gaz pharmaceutiques avec certificats d’analyse
- La location d’équipements (régulateurs, bouteilles, vannes sanitaires)
- L’analyse continue via capteurs connectés
- La formation du personnel aux bonnes pratiques d’usage du gaz en environnement GMP
Ce positionnement de full-service pourrait s’avérer particulièrement pertinent pour les jeunes entreprises en phase d’industrialisation, qui cherchent à sécuriser leur montée en charge sans multiplier les prestataires. « Nous avons déjà signé des accords pilotes avec plusieurs CDMO européens, notamment en Allemagne et en Belgique », indique Julie Vautrot, responsable de la stratégie bioproduction chez Air Liquide Healthcare. « L’ambition est clairement de s’installer comme un partenaire-clé de la chaîne de fabrication, au même titre qu’un fournisseur de milieu de culture ou un fabricant de bioréacteurs. »
Un moyen aussi de réduire l’empreinte carbone de la bioproduction
Fidèle à ses engagements en matière de développement durable, Air Liquide entend également faire des gaz médicaux un levier de décarbonation pour l’industrie pharmaceutique. Le groupe explore ainsi plusieurs pistes :
- La récupération des flux de CO2 issus de procédés industriels pour les recycler dans des applications GMP
- L’optimisation des itinéraires logistiques pour réduire les émissions liées au transport des gaz en bouteilles ou citernes
- Le développement d’une traçabilité carbone pour les lots livrés, à intégrer aux rapports ESG des clients
Un positionnement qui fait écho aux préoccupations croissantes des investisseurs institutionnels dans le secteur de la biopharma, soucieux d’allier performance industrielle et impact environnemental maîtrisé. Le gaz — souvent invisible à l’œil nu — devient ainsi un vecteur bien tangible d’innovation responsable.
Un tournant stratégique bien calibré
En se positionnant de manière proactive sur le segment des gaz médicaux pour la bioproduction, Air Liquide démontre sa capacité à s’aligner avec les grandes tendances structurelles de la bioindustrie. Plutôt que de subir la commoditisation de son secteur, le groupe choisit d’anticiper et d’investir dans les maillons à fort potentiel technologique et réglementaire.
À la croisée des dynamiques biotech, réglementaires et ESG, ce virage témoigne d’une compréhension fine de l’écosystème pharmaceutique contemporain. Pour les biotechs comme pour les CDMO, cet élargissement de l’offre arrive à point nommé, incarnant un modèle de partenariat où la maîtrise des flux gazeux devient un avantage compétitif à part entière.
